Le blog des Harpes Camac
Shelley Frost à Dubaï
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15 décembre, 2015
J’ai joué un jour de la musique d’ambiance pour un émir Arabe à l’Hôtel Dorchester de Londres. J’ai dû attendre assise dans la cantine pendant quatre heures avant de me produire pour des raisons que j’ai aujourd’hui oubliées, puis il m’a fallu rester cachée dans un placard à balais pendant que les invités, tous des hommes, s’installaient pour dîner, afin qu’ils n’aient pas à poser les yeux sur une femme. Quand ils furent tous à l’abri d’un coup d’œil, je suis sortie furtivement et j’ai joué derrière un paravent.
Au bout d’environ une heure, je me suis levée pour une pause. « Oh non » dit l’un des domestiques du roi. « Il serait préférable que vous ne faisiez pas de pause, cela pourrait déplaire à Sa Majesté ». « Eh bien » dis-je déterminée, « mon contrat stipule, pause avec sandwich toutes les heures. » C’est alors que le domestique me glissa sous le paravent une enveloppe contenant $1000. « Mais bien sûr, ai-je continué, je serai honorée de jouer pour sa Majesté aussi longtemps que la soirée l’exigera. »
Même quand la crise des crédits menace Londres, les Emirats Arabes Unis vivent sur un autre pied. La harpiste Shelley Frost travaille à Dubaï depuis dix ans. A l’origine elle avait accepté un emploi dans un groupe d’hôtels pour financer une nouvelle harpe, puis elle est restée. Elle a développé des animations pour des événements privés à un niveau extrêmement professionnel et a décidé de se diversifier tout récemment, pour se lancer dans le management artistique et le support des artistes locaux. Sa compagnie, « The Fridge », est maintenant au centre de la jeune scène musicale de Dubaï.
Dubaï est une ville en chantier faisant partie de l’Emirat de Dubaï, le deuxième des Emirats Arabes Unis par son importance. C’est une ville cosmopolite, libérale et très ensoleillée. Son économie s’est construite sur le pétrole, mais aujourd’hui les revenus du pétrole et du gaz naturel ne représentent plus que 6% des sources de revenus de Dubaï, et l’ancien village de pêcheurs et devenu un centre mondial de services immobiliers, financiers et touristiques. Parfois elle ressemble à un chantier bouillonnant, bloqué par le trafic, mais ce développement frénétique en fait aussi l’un des endroits les plus vibrants, les plus importants du Moyen-Orient.
« Les changements à Dubaï ont été extraordinaires depuis mon arrivée en 1997 » dit Shelley. « Elle ressemblait alors beaucoup à un village d’« expat » – où vous connaissiez au moins le tiers des invités à chaque soirée. Aujourd’hui, c’est plus stressant, moins confortable, mais avec pour résultat qu’il s’y passe beaucoup plus de choses ».
« Au début, il n’y avait pratiquement aucun musicien indépendant, chacun étant lié par contrat à un hôtel. Maintenant la scène s’est suffisamment développée pour que vous puissiez construire une carrière free-lance aussi active qu’à Londres ou New-York – enfin, si vous avez les bons contacts et si vous êtes très bons dans ce que vous faîtes.
Il ne suffit pas d’être capable de jouer de la harpe pour faire carrière dans la musique d’entreprise. Björk l’a dit, « les gens entendent ce qu’ils voient » et vous devez avoir l’air immaculée parce que votre look fait partie, et même grandement partie, de votre travail.
Bien qu’en général ils veulent de la musique de harpe « normale », avoir le bon look à Dubaï signifie souvent avoir un style qui attire l’œil. Dans le cadre d’entreprises, vous ne jouez pas pour une audience d’aficionados de musique classique, donc tout doit être accessible et immédiatement impressionnant. A Dubaï, les gens veulent pour leurs événements de la musique à fort impact. Les violonistes, saxophonistes ou autres, peuvent toujours jouer debout en dansant, mais un harpiste doit rester assis. C’est trop banal, d’autant que vous êtes limités dans ce que vous pouvez porter – pas de mini-jupes, ni de jupes énormes ou ridicules. J’ai beaucoup joué à ce jour dans les salons et chez les particuliers avec ma harpe bleue (la mienne est argentée), cherchant toujours à trouver de nouvelles pistes de financement. Cette sorte de musique ne change pas souvent de codes, aussi ai-je décidé de jouer debout. J’ai fait fabriquer une estrade en acrylique afin que la harpe soit à la même hauteur d’œil qu’elle aurait été si j’avais été assise, et les clients ont adoré. C’était étonnant de voir à quel point la façon dont la harpe était perçue pouvait faire toute la différence !
Même si vous vous levez, vous ne pouvez toujours pas aller et venir dans la salle avec une harpe de concert, c’est pourquoi je cherche en permanence comment changer l’ambiance dans laquelle j’évolue. Il y a de cela environ quatre ans, je suis allée à une conférence sur les événements aux Etats-Unis. Il y avait là une entreprise canadienne qui produit les structures en plastiques les plus incroyables, comme d’énormes dômes. Je suis entrée à l’intérieur et j’ai été fascinée – vous avez le sentiment d’être dans la pièce parce que vous pouvez voir et être vus des gens autour de vous tout en étant coupé d’eux. J’ai fait faire par cette société une très petite bulle avec une scène construite sur le sol à l’intérieur. Les gens sont fascinés par cette bulle – comment j’y entre (vous la gonflez autour de vous), comment j’y respire… ils trouvent cela magique, incroyable.
L’an dernier, la bulle a voyagé jusqu’à Venise pour le Luxury Brand Summit où j’ai joué de la harpe (harpe gentiment prêtée par Camac) au Lido. J’apprécie le côté « j’ai une harpe, je voyage » de la musique d’entreprise qui vous offrira d’innombrables histoires pour vos dîners. La douane du Koweit décida un jour que Ralph Lauren devait venir chercher personnellement ma harpe sous peine de ne pas la laisser passer… Jouer de la house et de la musique cool m’a amenée, plus sérieusement, à travailler avec le fantastique artiste iraqien de hip-hop « The Narcicyst of Euphrates ».
Quelque soit le niveau, le musicien d’entreprise doit être flexible. On attend par exemple de vous que vous vous mettiez en contact avec les organisateurs de l’événement probablement au moins deux fois avant le jour de l’événement, ce qui implique que vous vous rendiez sur place même si vous êtes habitués à simplement vous présenter le jour même et si vous pensez que ces rencontres sont inutiles. Si vous êtes programmés jusqu’à minuit et que les invités arrivent avec deux ou trois heures de retard, vous ne pouvez pas partir à minuit comme vous le feriez ailleurs : vous rentrerez chez vous à trois ou quatre heures du matin. Les mariages arabes (je joue souvent pour ces occasions, au Qatar autant qu’à Dubaï) sont aussi un bon test pour votre ingéniosité. Les cérémonies de mariages sont réservées aux femmes et ont souvent deux mille invités. La mariée ne fait son entrée qu’une fois que tout le monde est arrivé, et si possible telle une méga star. Il leur faut donc toujours quelque chose que personne n’a déjà vu avant pour leur assurer cette entrée spéciale.
A mon avis, il y a deux types de musiciens. Il y a le faux musicien d’hôtel qui n’en a plus rien à faire, et il y a le vrai musicien qui pourrait tenir son poste mais qui veut aussi collaborer, mettre en place ses propres idées et qui est, quelque part, vivant et en pleine forme. Après quelques années à Dubaï, j’avais plus de travail que je pouvais en faire et j’ai eu envie d’étendre la scène pratiquement inexistante de la musique de concert. J’ai monté « The Fridge Dubai » et j’ai commencé à aider d’autres musiciens : la harpiste française Lucie Delhaye et le chanteur Mestiza par exemple.
« The Fridge » est autofinancé par le travail d’entreprise que nous faisons tous et qui nous permet de développer nos propres projets artistiques. Cela a commencé avec le go-to, lieu de spectacle à Dubaï pour les concerts en tout genre, et l’idée que la société devait aider avec créativité les musiciens plutôt que de se contenter d’intervenir en tant qu’agent commercial en les envoyant travailler à moindres cachets pour eux et à forte commission pour nous. Lorsque se présente à moi un musicien qui veut donner des concerts purement classiques, je le soutiens et l’aide afin qu’il ait sa chance à Dubaï. Il peut aussi vouloir faire un travail éducatif, ou croiser les genres musicaux. Lucie fait beaucoup pour le répertoire de harpe virtuose et elle a un projet de musique et de danse vraiment très créatif. »
Tout en parlant avec Shelley je me suis demandée pourquoi les gens tiquaient sur la musique d’ambiance ? Il y des moyens bien pires de gagner trois chiffres par heure que de jouer de la harpe dans un endroit luxueux. La seule atteinte à votre intégrité qui pourrait vous blesser en jouant de la musique d’ambiance serait de ne pas faire votre travail : ne pas avoir compris l’attente du client, être habillé de façon inappropriée à la mise en valeur de votre prestation ou de l’occasion, jouer de la musique qui ne convient pas (comme la Sonate d’Hindemith que j’ai une fois entendue au Four Seasons de Munich). Ensuite, comme Shelley l’a souligné, la musique a toujours eu un rôle fonctionnel comme dans les symphonies de Haydn et les opéras de Mozart. Enfin, la musique a également toujours été liée à l’argent. Qu’il vienne des affaires, d’une œuvre de bienfaisance ou de vos parents, il a bien fallu trouver de l’argent pour que vous puissiez apprendre à jouer, vous procurer votre instrument et vous nourrir. L’art pour l’amour de l’art est une tendance esthétique du début du dix-neuvième siècle. La période romantique a une influence, en déclin mais encore disproportionnée, sur la musique classique actuelle, mais cela n’a rien à voir avec la façon dont les musiciens et la musique se sont épanouis au fil des siècles. Ils ont toujours travaillé au cachet, enseigné, composé des œuvres sur commande, monté des entreprises, vendu des choses et accepté de jouer dans des cours, des églises ou en groupe dans les cafés.
« Ce que je me suis aussi demandé » réfléchit Shelley, « c’est à quel point nous sommes, nous, musiciens de formation classique, adaptés à la société d’aujourd’hui. Il y a une autre chose que la musique a toujours fait et qui s’est transformée et développée, c’est de changer avec son époque et de lui rester adapté. Certes, il y a ces artistes classiques merveilleusement doués qui ont mené leur carrière dans les salles de concert, et que nous révérons beaucoup dans nos cœurs et notre culture. Mais ils ne représentent pas la seule musique valable. Développer sa propre créativité, apporter un sens théâtral et scénique à la musique que vous jouez peut aussi vous apporter beaucoup de plaisir. Travailler pour des entreprises est une parfaite opportunité pour le musicien qui s’épanouit sur des scènes de spectacle vivant. »