Le blog des Harpes Camac
Entretien avec Marie-Claire Jamet
Non classifié(e)
22 janvier, 2016
Marie-Claire n’est pas seulement une artiste exceptionnelle, elle fait aussi partie d’une des plus grandes lignées de l’histoire de la harpe. Son père, Pierre Jamet (1893-1991) commença ses études par la harpe chromatique développée par Pleyel et Wolff à Paris à la fin du dix-neuvième siècle. Pleyel commanda les Danses de Debussy afin de mettre cet instrument en lumière et de susciter suffisamment d’intérêt pour faire ouvrir une classe de harpe chromatique au Conservatoire de Paris. Pleyel recherchait aussi de jeunes musiciens pour promouvoir son instrument et a pris en charge pendant quelques temps les frais d’inscription de Pierre Jamet, ainsi que l’achat de ses livres et partitions. Cependant, en 1905, Alphonse Hasselmans a entendu Pierre Jamet jouer lors des examens du Conservatoire de Paris. Impressionné, il l’a poussé à abandonner la harpe chromatique, dont il sentait qu’elle serait bientôt obsolète. Pierre Jamet rejoignit alors la classe de harpe double-mouvement (Erard) de Hasselmans. Cette classe a d’ailleurs formé un nombre impressionnant de futurs grands maîtres, notamment Henriette Renié, Marcel Grandjany, Carlos Salzedo, Marcel Tournier, Lily Laskine et Pierre Jamet lui-même. D’ailleurs, en plus d’être la fille de Pierre Jamet, Marie-Claire fut également la dernière élève de Marcel Tournier.
Comme ces illustres élèves de Hasselmans furent des professeurs impliqués et énergiques, ils ont été à l’origine non seulement du développement exceptionnel de la harpe au vingtième siècle en France, mais également de sa large diffusion internationale. Pierre Jamet, par exemple, a fondé la mondialement célèbre académie d’été de Gargilesse, qui porte désormais le nom de « Académie Internationale de Harpe Pierre Jamet ». Il a créé l’Association Française de la Harpe, et en 1959, au cours du Premier Concours d’Israël, il a fait un discours incitant les harpistes à former une société internationale. Cette étincelle a déclenché la création des « Dutch Harps Weeks » sous l’impulsion de Phia Berghout, de l’ « American Harp Society », et, par la suite, du « Congrès Mondial de la Harpe ».
La « génération Hasselmans » de harpistes français a profondément influencé notre façon actuelle de jouer de la harpe à pédales. « Je pense que le fait que mon père était à la fois pédagogue, chambriste, et musicien à l’Opéra de Paris, lui a donné un esprit bien plus ouvert que s’il n’avait été que soliste », explique Marie-Claire. « Tous ses élèves ont suivi des carrières semblables à la sienne, moi y compris ! ». Au cours de sa carrière, Marie-Claire a, entre autres, été Harpiste Principale de l’Orchestre de Radio France, membre de l’Ensemble Intercontemporain de Pierre Boulez pendant 15 ans, professeur aux Conservatoires Supérieurs de Musique de Lyon et de Paris, et elle a donné plus de deux mille concerts à travers le monde. Elle continue consciencieusement à transmettre l’héritage de son père, non seulement au travers de son parcours professionnel, mais également dans les détails musicaux qu’elle transmet. « Mon père avait énormément d’informations concernant les œuvres maîtresses de notre répertoire, informations qu’il tenait des compositeurs eux-mêmes », explique-t-elle. « Il est important qu’elles ne tombent pas dans l’oubli. Par exemple il est imprimé tempo di minuetto, mais Debussy voulait un menuet grave et lent. Ce sont les paroles qu’il a dites à mon père et qui ne sont pas indiquées dans l’édition. Cela change tout une fois que vous le savez. ». Ou bien, dans le final de cette même Sonate, Debussy imaginait au début un homme jouant du tambourin. Mon père a donc inventé une technique pour obtenir un effet percussif à cet endroit. Et à propos de l’éternel débat concernant la façon de jouer les accords au début des Danses de Debussy, Debussy ne voulait pas que ces accords soient plaqués, ni arpégés, mais quelque chose entre les deux, ce qui peut être parfois très difficile à saisir. Mon père passait parfois plus d’une heure avec ses élèves avant qu’ils ne comprennent !
Il est essentiel qu’un musicien respecte le texte. C’est la base. Si vous ne respectez pas le texte, vous pouvez tout aussi bien n’en avoir rien à faire. Autant que possible, en tant que musiciens, nous avons le devoir de garder en mémoire les souhaits des compositeurs, et de nous servir de l’histoire pour instruire le présent.
De la même façon, respecter le texte ne signifie pas cloner quelque chose. Comme tous les musiciens, je me rappelle parfaitement LE moment de ma carrière qui a été le plus stressant pour moi. Il ne s’agit ni d’un concours, ni d’une audition. Il s’agissait de jouer, en face à face, pour Luciano Berio. Cela s’est passé pendant que j’étais à L’Ensemble Intercontemporain, nous avions la Sequenza au programme et il se trouvait que je n’avais jamais joué cette pièce. Au début, Berio insistait pour que Francis Pierre, qui en avait donné la première mondiale, la joue. Mais Boulez a répondu que ce concert réunissait les solistes de son Ensemble, et que Berio devait au moins me donner une chance. « Ok », a dit Berio, « mais je veux l’entendre jouer d’abord. »
Je ne pouvais pas faire comme Francis Pierre. Mon son est différent, et mes ongles sont différents – il a des ongles très durs, qu’il a utilisé pour obtenir un effet particulier pour cette première. Je savais qu’il n’y avait pour moi aucun espoir de faire ce qu’il avait fait, je n’y pouvais rien… si ce n’est présenter ma propre interprétation. Le stress ! J’étais absolument terrifiée !
A la fin, Berio dit « Mais c’est très bien ! ». « Mais » répondis-je en balbutiant, « Francis Pierre ne l’avait pas du tout joué comme ça ». « Cela ne fait rien ! », dit-il. « Son interprétation est formidable, et la vôtre aussi ! ». Les interprètes réinventent. Vous devez respecter le texte, et y ajouter votre touche personnelle.
C’est pareil dans l’enseignement. Je ne peux pas dire que j’ai une pédagogie spécifique, car chaque élève est différent. En fait, la formation musicale aujourd’hui prend davantage en compte ces différences. Quand j’ai commencé, les examens du Conservatoire étaient globalement plus faciles. On jouait dix minutes et c’était tout. Mais, si vous faisiez une seule faute, vous étiez rejeté immédiatement. De nos jours, les étudiants doivent préparer un récital d’au moins 45 minutes. C’est plus exigeant mais cela permet de juger les étudiants de façon plus juste. S’ils se trompent dans un morceau, ils ont une chance de se rattraper dans les autres pièces. Ils peuvent également choisir la musique qui met en valeur leurs propres points forts. Je pense que ce système est nettement meilleur.
Quand j’ai obtenu mon 1er prix de harpe au C.N.S.M. à 14 ans je voulais me remettre au piano en vue d’entrer dans la classe de Jean Doyen mais il m’a fait comprendre que je devais abandonner la harpe pendant plusieurs années, les harpistes étant assez rares à cette époque mon père m’a conseillé de garder le piano pour mon plaisir.
Mais bien sûr, j’ai eu des expériences inoubliables grâce à la harpe. Je me rappelle la première fois que j’ai joué au Japon. Mon mari, Christian Lardé et moi avions été engagés pour donner le Concerto pour flûte et harpe de Mozart trois fois dans une salle de concert qui pouvait contenir quatre mille personnes. C’était plein chaque soir ! Douze mille personnes sont venues écouter le Concerto de Mozart ! A cette époque, la harpe était un instrument nouveau là-bas, et les Japonais voulaient apprendre. J’ai trouvé cet intérêt qu’ils avaient pour la harpe très émouvant. Et j’ai aussi eu tellement de collègues formidables : mon mari, et les partenaires de mon quintette, d’autres encore en musique de chambre, des chefs d’orchestre, des compositeurs. Je tiens aussi à dire que mon modèle fut Pierre Boulez aussi bien comme compositeur, chef d’orchestre que pédagogue, ce fût un grand homme et un grand ami. Tant de beaux moments et de belles personnes. »