Le blog des Harpes Camac
« The Early Pedal Harp as a Museum Artefact », congrès à Munich en novembre 2018
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3 janvier, 2019
Londres, 1800. En un siècle, la population de la capitale du Royaume-Uni allait passer d’un million d’habitants (en 1801) à 6,2 millions vers 1900. C’était alors la plus grande ville du monde et la capitale de l’Empire Britannique. Une nouvelle classe moyenne aisée avait émergé en amont de la Révolution Industrielle. A la différence de la France, qui avait vécu sa propre Révolution, la noblesse britannique était toujours bien en place. Le libre échange avait pris le pas sur le mercantilisme avec toujours plus d’échanges avec les pays étrangers et la concurrence entre fabricants était féroce, comme le montrent les différents dépôts et ventes de brevets ainsi que les divers cas de litiges. Londres en 1800, comme souvent en période de prospérité économique, dépensait sans compter, a vu l’inflation augmenter et a, de ce fait, contracté des crédits. Un système élaboré de prêts de liquidité, d’avoirs, d’investisseurs, combinés avec de complexes transferts de trusts ont assuré la solvabilité à la fois des entreprises et de leurs clients.
C’est dans ce tourbillon effréné que Sébastien Erard est arrivé de Paris en 1792. En 1813, la branche parisienne de l’entreprise Erard a mis la clé sous la porte, certainement desservie par la Révolution Française et la Terreur (qui avait provoqué en 1793 la fouille des ateliers parisiens d’Erard par le comité de surveillance, ce qui aurait pu mener Jean-Baptiste Erard à la guillotine). La branche londonienne d’Erard, quant à elle, s’est consolidée de jour en jour. Depuis le tout début, les locaux de Great Marlborough Street ont été entièrement dédiés à la harpe (à la différence des ateliers parisiens où ils vendaient également des pianos) et sont naturellement devenus un lieu incontournable pour l’instrument. Tout un réseau de brevets anglais protégeaient les inventions d’Erard. Pierre Erard, surdoué du marketing, était aussi très assidu dans la poursuite de ses rivaux commerciaux, allant même jusqu’à provoquer Dizi en duel au pistolet (ce que Dizi a sagement regretté, Pierre étant un as de la gâchette). En 1810, le marché était prospère, prêt pour le lancement de la harpe double-mouvement.
L’une de ces harpes, la Erard no. 2631 (1818), est désormais exposée au Deutsches Museum de Munich. Le DM a toujours été à la fois un espace d’exposition et un centre de recherche dédié aux technologies, aux sciences et aux résonances culturelles. L’Institut de Recherche du Musée (Das Forschungsinstitut für Wissenschafts-und Technikgeschichte) accueille actuellement un projet mené par Panagiotis Poulopoulos et soutenu par le Volkswagen Stiftung, intitulé « A Creative Triangle of Mechanics, Acoustics and Aesthetics: The Early Pedal Harp (1780-1830) as a Symbol of Innovative Transformation« . La harpe Erard no. 2631 est donc devenu un élément central de la recherche autour des harpes Erard londoniennes de l’époque de la Régence.
Poulopoulos et son équipe de chercheurs ont récemment organisé un congrès sur le thème « The Early Pedal Harp as a Museum Artefact: Research – Conservation – Presentation ». Robert Adelson (Conservatoire à Rayonnement Régional de Nice), conservateur de notre collection historique, a centré son propos sur l’histoire du développement de la harpe double-mouvement Erard. Erard, au travers de ses propres inventions et des améliorations qu’il a pu apporter, a mis au point la première harpe double-mouvement fonctionnelle. Des harpes double-mouvement existaient déjà auparavant, mais c’est ce côté fonctionnel qui a permis à cet instrument d’être sérieusement adopté par des musiciens professionnels qui avaient besoin de gagner leur vie grâce à leur musique. Erard avait acheté la harpe à quatorze pédales de Cousineau dans les années 1790 afin de l’étudier de plus près. Parallèlement à ses essais sur la harpe double-mouvement, il a également travaillé à améliorer la harpe simple-mouvement. Il acheta également, en grande hâte et à très grand coût, le brevet de mécanisme de double-mouvement de Charles Gröll en 1808, qu’il a ensuite amélioré. « Si Erard est le père de la harpe double-mouvement, » fait remarquer Robert Adelson, « Gröll en est l’oncle. »
Sébastien Erard est souvent reconnu comme étant l’inventeur de la harpe double-mouvement, mais ce n’était pas un génie solitaire (on l’est rarement d’ailleurs). Il est donc important d’associer chaque morceau du puzzle car sinon, cela peut altérer l’image générale. Mike Baldwin (London Metropolitan University) a mis en évidence le besoin d’un langage descriptif commun des harpes à pédales anciennes, afin d’éviter les erreurs de classement et de pouvoir mieux comparer les instruments. Christopher Clarke (Donzy-le-National) a comparé les innovations harpistiques de Sébastien Erard avec celles de ses pianos. Lewis Jones (London Metropolitan University) a analysé le cordage des harpes fabriquées à Londres au début du XIXe siècle. Nous avons aussi beaucoup appris sur les diverses techniques, comme les rayons X, utilisées par l’équipe du Deutsches Museum pour examiner la harpe no. 2631. Ces analyses ont notamment révélé qu’Erard appliquait du vernis avant que la première couche ait complètement séché. Il semble également qu’il soit le premier fabricant de harpes à avoir utilisé des techniques de découpage pour décorer ses harpes, et les rayons X ont permis de constater qu’il utilisait des ornements pré-moulés qu’il fixait ensuite sur la harpe. Toutes ces observations laissent supposer un besoin de travailler plus vite, avec en vue une production en série. L’étude de la construction d’un instrument met également en lumière les conditions du marché de l’époque.
Concernant cette question du marché de la musique, Julin Lee (Ludwig Maximilian University de Munich) a étudié les livres de comptes d’Erard Londres en 1818. On peut par exemple déduire des montants mensuels quelles harpes étaient en stock ou lesquelles venaient tout juste d’être fabriquées. C’est une question très intéressante pour les luthiers qui doivent toujours jongler entre leur stock, leur production et l’anticipation de la demande. Julin Lee répertorie également les harpes Erard toujours existantes afin de connaître leur emplacement actuel, de permettre de mieux les comparer et de les relier. Jenny Nex (Musical Instrument Museums, Édimbourg) a présenté une vue d’ensemble des activités financières d’Erard Londres. Celles-ci ont révélé des relations complexes avec leurs débiteurs et créanciers ainsi qu’une chute croissante des ventes auprès de la noblesse, remplacées par des ventes aux musiciens professionnels et à la classe moyenne. Fanny Guillaume-Castel (Université Panthéon-Sorbonne) a également analysé la harpe à pédales ancienne du point de vue marchandise, notant de la même manière une hausse régulière des clients professionnels. A un moment donné, 40% des ventes d’Erard se faisaient par le biais d’intermédiaires, comme Bochsa par exemple, qui achetaient des harpes pour d’autres personnes. Maria Christina Cleary s’est attardée plus particulièrement sur Bochsa dont le talent de harpiste et la fine compréhension du marché musical lui ont apporté un succès considérable, malgré une succession de mésaventures personnelles qui l’ont mené à fuir Paris pour Londres pour échapper à ses créanciers, à être condamné à douze ans de travaux forcés par la justice française pour avoir imité les signatures de célèbres compositeurs et pour bigamie.
La harpe à pédales ancienne est particulièrement intéressante non seulement de par ses développements mécaniques, mais également de par ses décorations élaborées. Les innovations techniques ont permis à cet instrument de trouver sa place au sein de l’orchestre moderne et de continuer à jouer un rôle important dans l’art musical européen. De la même façon, grâce à son esthétique et son prix élevé, la harpe a conservé sa fonction d’objet de luxe. L’historienne du design Eve Zaunbrecher (Nouvelle Orléans) a fait le lien entre la harpe du XVIIIe siècle et le commerce des meubles raffinés, et s’est également penchée sur l’importante féminisation de l’instrument à cette époque. Ces combinaisons complexes se perpétuent aujourd’hui, la harpe moderne étant le seul instrument à être encore finement décoré. C’est d’ailleurs certainement à double tranchant. D’un côté, chaque décoration est le fruit d’un travail passionné de la part du luthier et est perçue ainsi par le harpiste. Mais d’un autre côté, ressembler à un beau meuble peut mener à être traité comme tel. Même aujourd’hui, tous les compositeurs, les producteurs ou les critiques ne prennent pas forcément la harpe au sérieux. Le design de l’instrument, les associations d’idées qu’il évoque et le développement de son répertoire et de sa position culturelle sont toujours intimement liés et cela va bien au-delà de l’aspect musical.
Tout étudiant ayant un jour écrit une dissertation sur le thème « Pourquoi étudie-t-on l’histoire ? » pourra vous dire que c’est, entre autre, afin d’éclairer le présent. Cependant les êtres humains sont parfois réticents à se souvenir des leçons du passé. Sinon, il n’y aurait plus de guerres ou de populisme d’extrême droite. Dans tous les domaines, y compris en musique, la séparation entre le passé et le présent est bien ancrée. Les pratiques musicales faisant le lien avec l’histoire ne sont le fait que d’une poignée de spécialistes et restent en dehors des courants principaux, si bien que notre norme actuelle est de jouer en étant peu ou pas renseignés. Les musiciens spécialisés dans le jeu historique ont aussi la responsabilité de s’adresser au plus grand nombre en montrant et en expliquant en quoi cela est cohérent avec une prestation moderne. Des jurys médiocres balayent parfois de la main une interprétation sous prétexte qu’elle n’est « pas authentique », mais n’accepter uniquement qu’une prestation donnée exactement comme (selon eux) il y a des centaines d’années révèle une bien piètre compréhension de la valeur de la tradition.
Lors de la conférence qui a clos le congrès de Munich, Thierry Maniguet (Musée de la Musique et CNSM de Paris), qui est le conservateur d’une collection de soixante-et-une harpes, a démontré la nécessité d’investir dans des expositions afin de préserver l’histoire pour les générations à venir, et ce parfois très rapidement, avant qu’il ne devienne impossible d’acquérir tel ou tel instrument. Cette réactivité, prenant en compte le présent et le futur tout autant que le passé, est au cœur de l’état d’esprit des meilleurs musées. Panagiotis Poulopoulos a expliqué comment, lorsqu’il s’est penché sur sa harpe Erard no. 2631, un immense cadre de référence s’est rapidement mis en place juste grâce à un seul instrument. La recherche basée sur l’objet, les archives, la musicologie, l’histoire sociale et économique, l’histoire de la science, de la technologie, des beaux-arts et des arts appliqués, la contextualisation… et bien d’autres facteurs ont surgi dans le champ de recherche et sont encore aujourd’hui ce qui rend cette étude si riche. Personne ne peut être expert en tous les domaines, mais les diverses interrogations apportent une conscience toujours accrue et les différents spécialistes se réunissent dans un objectif de qualité et, au final, d’une position culturelle du domaine artistique plus solidement ancrée. Nous sommes très reconnaissants envers le Deutsches Museum et la Volkswagen Foundation qui nous ont permis de bénéficier de ces sessions très enrichissantes d’échanges interdisciplinaires.
Magnifique compte rendu! J’aurais aimé être à Munich en novembre dernier!!!!!