Le blog des Harpes Camac
Première mondiale de « Mercure » de Philippe Schœller
Actualités
8 septembre, 2018
« La harpe est le symbole de l’archaïsme », explique Philippe Schœller. « Pas dans le sens d’une opposition avec la modernité, mais plutôt en référence à des temps culturels plus anciens. La harpe est à la source et au cœur de l’histoire des instruments de musique, à la naissance de l’art. J’ai composé de nombreuses pièces pour harpe au cours des cinquante dernières années, depuis mon plus jeune âge. J’aime beaucoup la harpe et en musique, on ne se laisse pas guider par ce qui est vrai ou faux, mais par ce qu’on aime ou pas. Et si l’on reste fidèle à ce que l’on aime, alors on est classique. Le « moderne » paraît être cette posture en rupture avec la mémoire. Personnellement, cela est davantage une recherche de communion avec sa nature profonde, essentielle, alliance intime avec son monde sensible, nature singulière de concepts et d’idées. C’est essentiel.
En réalité, ce que les gens appellent musique moderne ou musique contemporaine est en crise à cause de cette fracture. Il n’y a pas de réelle explication musicale à la perfection d’une œuvre : jouez une oeuvre bien écrite devant un public et les spectateurs l’apprécieront quelle qu’en soit la période. La beauté est exactitude d’une mémoire nouvelle. Naître. C’est pour cela que les enfants sont particulièrement réceptifs et enthousiastes quand il s’agit de musiques nouvelles. Mais la musique contemporaine peine à vivre dans notre culture, notre économie de marché. Pourtant elle a une infinie puissance de soulever la curiosité, l’enthousiasme, en général.
Je n’ai jamais cherché à être un « compositeur de musique contemporaine ». Je n’ai pas envie de me sentir en désunion avec l’histoire ou en désaccord avec notre époque. La musique est une histoire d’harmonie, que ce soit pour les Beatles ou pour Guillaume de Machaut. Il est malheureux de constater que la musique contemporaine est isolée de cela, même si elle est parfois plus facile d’écoute que Bach ou Haydn. Se tourner vers l’archaïque est une réponse naturelle à cette situation et c’est quelque chose que j’aime particulièrement faire en tant que musicien-compositeur.
Je trouve la harpe très touchante parce qu’au-delà de sa forme double-mouvement moderne/traditionnelle, elle reste un instrument artisanal avec une histoire puissante. La harpe faisait partie des rites anciens, était jouée par des visionnaires antiques et on en produit toujours le son directement avec les doigts ou les ongles. Il n’y a pas d’intermédiaire mécanique, comme les marteaux pour le piano. La harpe n’est pas du tout industrielle en ce sens.
J’aime aussi beaucoup comment la harpe peut être à la fois subtile et sauvage, délicate et amoureusement archaïque.
C’est un instrument qui pose ses propres règles au compositeur, de par les pédales, etc., mais c’est un instrument avec une vraie autorité. La beauté est sa propre vérité.
On ne peut ignorer le son de la harpe. Il possède une grâce, une finesse, une virtuosité de jeu et une part de mystère qui capte l’attention. Parfois j’imagine une tablée de politiciens où personne ne crie pour se faire entendre et j’ai le sentiment que la musique contemporaine est parfois tombée dans cette faille.
La harpe ne ressemble absolument pas à cela parce que la résonance libre de ses cordes ouvre le silence. Comme si l’objectif de la harpe était de créer un espace de silence autour d’elle et c’est dans cet espace de silence que la musique commence. »
« Mercure » est une oeuvre qui m’est venue très facilement, comme « Esstal », l’une de mes précédentes pièces pour harpe solo que j’avais écrite très instinctivement en l’espace d’une journée. Il y a des pièces comme celles-là qui naissent naturellement de la sensibilité que l’on éprouve pour l’instrument.
Sylvain Blassel m’avait demandé une oeuvre parce qu’il connaissait mon concerto ainsi que « Zeitgeist », une pièce que j’ai écrite pour Manon Pierrehumbert, géniale harpiste, qui est en cours de publication.
« Mercure » est aussi en lien avec une autre de mes compositions, Hermès V, que j’ai écrite pour l’Ensemble Intercontemporain et en particulier pour Mathias Pintscher , que j’admire beaucoup. Toute ma musique fonctionne ainsi, je cherche en permanence à créer des connections et de l’harmonie, une forme de bienveillance.
Hermès V est une pièce sur la beauté du chaos. La théorie du chaos concerne tout ce que nous comprenons pas encore.
Hermès est un dieu ambigu, un personnage fourbe et rusé, constamment en mouvement. Certaines personnes ont peur de l’inconnu, mais pour ma part, cela m’intéresse en permanence.
Proche d’Hermès se trouve Mercure, tous deux dieux de l’éloquence et du commerce, tous deux messagers. Pour moi, la musique est aussi une histoire de partage et d’échange, et non d’isolationnisme. Mercure et Hermès ont également d’autres spécificités communes, par exemple les sandales ailées (talaria) et un caducée, donné à Hermès par Apollon. Mercure est souvent accompagné d’une tortue car on dit qu’il a inventé la lyre à partir d’une carapace de tortue. Plus important encore, Mercure est la planète la plus proche du soleil. « Mercure » porte donc également cette notion d’éclat, de rayonnement vers les auditeurs. Et plus que tout autre chose, c’est cette qualité, le rayonnement, la chaleur, la Lumière, que j’associe à la harpe. »
« Philippe Schœller n’est pas seulement un compositeur, c’est avant tout un grand poète », continue Sylvain Blassel. « Ma rencontre avec sa musique remonte à la création de son concerto pour harpe, Hêlios, par Frédérique Cambreling et l’Orchestre National de Lyon il y a une vingtaine d’années, et je me souviens très bien avoir été marqué par un discours poétique hyper fort, indépendamment du fait qu’il s’agissait d’un concerto pour harpe. Son orchestration était très riche, avec des couleurs super variées et chatoyantes, et le traitement de la harpe, autant en conflit qu’en résonance avec l’orchestre, était particulièrement réussi. Mais surtout, son langage esthétique était pour moi assez unique, et parfaitement authentique.
Depuis, son langage poétique est toujours resté aussi vif et bouillonnant.
Je me réjouis grandement de cette nouvelle pièce pour harpe, Mercure, encore toute fraîche, puisqu’elle a vu le jour il y a tout juste un mois.
Elle est assez singulière dans la production de Philippe : je ne saurais la rapprocher d’autres œuvres de son catalogue. Je ne dirai pas pour autant qu’il s’agit d’une nouvelle direction esthétique, non, mais elle apparaît presque comme une réduction d’orchestre, plutôt qu’une pièce pour simple harpe. L’intégrer dans ce récital entièrement consacré à Liszt prend d’ailleurs sens : Liszt et Schœller partagent la même dimension orchestrale, du piano pour l’un, de la harpe pour l’autre.
Mercure propose différentes sortes d’« objets » musicaux. Bien plus que de simples contrastes, chaque élément est parfaitement identifiable. Mais à la différence du leitmotiv wagnérien, chaque élément a sa propre vie, ses propres transformations et évolutions. Un long cantus firmus en octaves progresse implacablement, massif, imperturbable et presque même cérémoniel, à l’échelle de la grandeur de Mercure. Son ombre, pour ne pas dire son ombre double, témoigne de son passage en un ostinato inflexible sur une seule note répétée lentement. Tout le long de la pièce, de petites figures en arabesques, plus acrobatiques, semblent peu à peu convaincues des effets de la voix de Mercure : d’abord pianissimo, comme une rumeur, ces commentaires s’amplifient progressivement pour célébrer sa puissance, ffff et tonitruant.
L’aspect narratif de Mercure ne fait aucun doute, et chacun peut imaginer le déroulement d’une histoire. En plus de sa dimension orchestrale, tous les différents éléments de Mercure sont organisés davantage selon des effets de registration, comme à l’orgue. Il ne s’agit pas toutefois de faire ressortir quelques différences de timbres (sur ce point l’écriture pour la harpe reste assez traditionnelle, c’est tout sauf une succession de modes de jeux), mais au contraire, d’opposer différents plans sonores dont l’effet est avant tout accroître l’intelligibilité et la compréhension générale. Comme pour souligner la narration, l’articulation du discours s’appuie sur une dramaturgie inhabituelle qui évite l’idée traditionnelle de transition ou de développement, pour se concentrer davantage sur des techniques et procédés de rhétorique. »