Le blog des Harpes Camac
Jupiter en harmonie : Constance Luzzati et la musique de Couperin, Duphly et Royer
Actualités
19 septembre, 2024
Le mois de septembre s’annonce sous les meilleurs auspices pour la section harpe du prestigieux label français Paraty. Une semaine après la sortie du remarquable Concert pour Debussy (Trio Antara, Benoît Sitzia), le dernier album de Constance Luzzati paraîtra sur le même label.
Jupiter, consacré non seulement à la musique de Couperin, met en valeur les compositeurs clavecinistes français Royer et Duphly, mais aussi la famille de joueurs de viole de gambe Forqueray, que l’on entend nettement moins souvent (du moins, à la harpe). Les compositeurs de cette époque avaient un don remarquable pour créer de délicieuses miniatures, donnant vie à des personnages et des histoires bien spécifiques. Nous avons demandé à Constance si la harpe possédait un talent particulier pour ce type de portraits.
« Je dirais qu’il y a deux types de pièces pour lesquelles la harpe a un génie particulier, qui partent dans des directions opposées : dans les pièces écrites en style « luthé », avec des résonances qui sont écrites pour s’enchevêtrer, le claveciniste doit faire exprès de laisser les doigts enfoncés pour que les liaisons s’opèrent. Le harpiste n’a « rien à faire » de particulier, puisque par nature les résonances vont se mêler. L’arrondi sonore, le fondu, si difficiles à trouver au clavecin, viennent tout seuls à la harpe. À l’opposé, il y a des pièces qui convoquent des figures hors normes en allant chercher du côté de la virtuosité et du théâtre.
« Médée » ou « La marche des Scythes » sont conçues pour résister au claveciniste par leur difficulté, et il y a quelque chose qui relève de l’esthétique, de l’expression de l’interprétation, qui ressort de la résistance de la pièce et de son dépassement. Cette résistance est décuplée à la harpe, et le côté hors normes de l’écriture y est encore plus perceptible. Elles font sonner la harpe d’une façon qui n’est pas du tout habituelle dans la musique ancienne, qui rappelle d’une certaine façon la musique contemporaine. »
Comme Constance l’écrit dans le livret du disque, ces transcriptions pour harpe sont une étape supplémentaire d’un processus largement admis au XVIIIe siècle, où l’adaptation d’œuvres pour de nombreux instruments était une pratique courante. Mais avec un répertoire d’une telle richesse potentiellement adaptable à la harpe, comment l’artiste peut-elle effectuer les choix pour construire un tel programme ?
« J’ai sélectionné ce répertoire en choisissant les pièces les plus expressives (et c’était difficile parce qu’il y en a beaucoup), des pièces coup de coeur, en allant volontairement dans celles qui « débordent » un peu ou beaucoup : de tensions harmoniques, de chromatismes, de douceur, de virtuosité, de théâtre, quitte à friser avec l’outrance. Je voulais faire entendre le registre grave, la puissance qui se dégage de la transcription de certaines pièces, des pièces belles plutôt que jolies, qui émeuvent profondément ou sont spectaculaires, qui ne laissent pas indifférent. »
Parmi les nombreuses caractéristiques séduisantes et singulières de ce disque, il y a un aspect qui est particulièrement frappant. Dans certains morceaux (dont le morceau éponyme, Jupiter de Forqueray), Constance partage les lignes et les harmonies avec l’éminente théorbiste Caroline Delume. L’effet est époustouflant pour l’auditeur, mais pour les artistes, qu’est-ce qui rend cette collaboration si spéciale ?
« C’est incroyable de travailler à deux cordes pincées, en boyau qui plus est ! Cela multiplie les questions relatives à la précision de l’attaque, à la justesse, aux bruits parasites… mais comme les timbres sont proches tout en étant différenciés, on peut jouer sur leur parenté. Par moments on travaille à ce qu’ils soient parfaitement distincts, à d’autres on recherche quelque chose qui est plutôt de l’ordre de la fusion, et qui crée une sorte de troisième instrument hybride. »
Il semblerait que le talent et l’expérience extrêmement variés de cette partenaire aient été un avantage pour l’ensemble du projet :
« Caroline est théorbiste au Concert Spirituel (Hervé Niquet), elle a une immense expérience de la réalisation de basse continue, mais elle joue aussi beaucoup de guitare contemporaine. Mélanger un instrument ancien et un moderne ne lui faisait donc pas peur, et elle navigue entre parties écrites et réalisation de manière parfaitement fluide. Les pièces de Forqueray qu’on joue ensemble sont à l’origine composées pour viole et basse continue, puis transcrites pour clavecin ; on explore une voie entre les deux. Cela permet d’alléger la partie de harpe, de renforcer les attaques dans le grave et de limiter les résonances. »
Le processus de sélection, de travail et d’assimilation, puis la prouesse d’enregistrer les œuvres, comptent parmi les réalisations les plus exigeantes pour un musicien. Pourtant, le résultat est une compilation originale et magnifiquement conçue : nous avons demandé à Constance s’il y avait quelque chose dont elle était particulièrement fière.
« Oui, d’avoir osé. Je suis quelqu’un de prudent, plutôt inquiète du regard d’autrui, et je n’ose pas toujours faire ce qui me plait. Pour une fois, j’ai enregistré les pièces que j’aime, comme je les aime, en prenant des risques, en les assumant. Pendant l’enregistrement, j’ai juste cherché à produire le plus de musique possible à chaque instant, à puiser le plus loin possible dans l’énergie, de la musique faite pour toucher, pour surprendre…»