Le blog des Harpes Camac
Entretien avec Alfredo Rolando Ortiz
Actualités
19 octobre, 2016
Le célèbre harpiste sud-américain Alfredo Rolando Ortiz sera à l’affiche de notre Festival Camac à Marseille. De « How to Händel Latin Rhythms » à un fantastique catalogue de partitions à télécharger et imprimer, Alfredo a mis la musique sud-américaine à la portée des harpistes non-sud-américains : dans des ensembles de harpes, avec orchestre, et surtout pour harpe solo. Il a également un parcours de vie passionnant !
« Je suis né à Cuba. Lorsque j’étais enfant, mon seul contact avec la harpe était l’apparition occasionnelle d’une harpe à pédales à la télévision ou dans les films », nous explique Alfredo. « Mais peu après mon 11e anniversaire, nous avons déménagé au Venezuela. Nous avons fait le voyage en bateau, puis en voiture entre le port de La Guaira et Caracas. Ce trajet en voiture a changé ma vie : ils ont mis la radio et nous avons entendu une superbe musique. D’une certaine façon, elle était « différente », mais nous ne parvenions pas à savoir ce que c’était, jusqu’à quelques jours plus tard. Nous avons entendu cette même musique dans une émission de télévision, et j’ai vu une harpe traditionnelle vénézuélienne pour la première fois !
J’avais l’habitude de voir cette harpe au sein d’un trio, avec des maracas et un cuatro (la petite guitare à 4 cordes qui est l’instrument national du Venezuela). Le trio jouait de la musique à danser, rythmique et enjouée, et aussi quelques chansons romantiques plus lentes. Souvent, il y avait également un chanteur, mais parfois c’était simplement instrumental (en particulier lorsque le célèbre harpiste et compositeur Juan Vicente Torrealba jouait ses magnifiques compositions). Ce genre de musique était tellement populaire qu’on pouvait l’entendre presque tous les jours dans l’émission où les célèbres stars nationales et internationales se produisaient également. Si bien que j’entendais de la harpe tout le temps, à la radio mais aussi à l’école où il était fréquent de voir des enfants jouer de la harpe pendant des représentations ou autres festivités.
A la télévision, j’ai vu beaucoup de groupes venus du Paraguay dans lesquels la harpe était accompagnée par une ou deux guitares. Parmi ces groupes, il y en avait un dont le harpiste était Alberto Romero, et il jouait avec une chanteuse et un guitariste qui les accompagnait. Je suis arrivé au Venezuela en 1958. En décembre 1961, avant les vacances de Noël, mon camarade d’école Fernando Guerrero a joué de la harpe au spectacle de l’école. Je ne savais pas du tout qu’il jouait de la harpe ! Je lui ai demandé s’il voulait bien m’apprendre. Il m’a répondu qu’il apprenait depuis quelques mois et qu’il serait ravi de me montrer ce qu’il savait, mais que dans un premier temps, il me fallait une harpe.
Dès que je suis rentré à la maison, j’ai demandé une harpe à mes parents. Je n’avais que quinze ans, je ne pensais qu’à moi, sans faire attention à la réalité de notre quotidien. La crise cubaine était à son paroxysme. Nos amis quittaient le pays, laissant derrière eux tout ce qu’ils avaient, sans pouvoir emporter quoi que ce soit avec eux mis à part quelques vêtements. Notre appartement comportait deux chambres et une salle de bain, et vivaient là mes parents, mes deux sœurs (dont une âgée seulement de quelques mois) et environ dix réfugiés cubains qui dormaient à même le sol, sans matelas… et moi, en train de leur demander une harpe ! Ma mère m’a alors rappelé que la semaine précédente, j’avais dû casser ma tire-lire pour acheter du lait pour ma petite sœur.
Tout aussi incroyable que cela paraisse, un vénézuélien qui avait sympathisé avec l’un des réfugiés cubains a entendu mon souhait d’avoir une harpe. Il avait une harpe vénézuélienne chez lui, juste en décoration, et il m’a proposé de la lui emprunter. Fernando m’a donné des cours entièrement d’oreille. Je devais regarder, essayer d’imiter, et il n’y avait aucun code couleur sur les cordes !
Plusieurs mois plus tard, un groupe paraguayen est venu jouer dans un parc d’attraction près de chez nous. C’était un concert gratuit. Je m’y suis rendu et j’ai réussi à parler avec le harpiste paraguayen. Je lui ai raconté combien j’aimais la harpe vénézuélienne et comment j’apprenais auprès de mon ami. Je lui ai aussi fait part de mon très grand intérêt pour la harpe et la musique du Paraguay. Il m’a alors donné le nom et le numéro de téléphone d’un homme qui selon lui pourrait m’aider à trouver un professeur paraguayen. J’ai appelé cette personne qui m’a gentiment proposé de venir me voir chez moi avec un autre harpiste du Paraguay qui était au Venezuela pour quelques jours. Quelques jours plus tard, notre famille et les réfugiés cubains ont vécu une merveilleuse nuit de musique avec la personne que j’avais appelée et son ami harpiste. C’est au cours de cette soirée que j’ai découvert que l’homme à qui j’avais téléphoné n’était autre que l’AMBASSADEUR du Paraguay à cette époque : Marcial Valiente !!!
Valiente était un amoureux de la musique de son pays et était impressionné par mon obsession pour la harpe. A la fin de la soirée, il m’a dit qu’il connaissait un harpiste paraguayen qui pourrait me donner des cours : Alberto Romero !!! Le même Alberto Romero que j’avais vu à la télévision et dont j’avais acheté le disque. Il se trouvait qu’il habitait à quelques pâtés de maisons de chez nous.
J’ai été le rencontrer. Il m’a montré sa harpe, qui était très différente de l’instrument vénézuélien, et m’a donné un long cours. A la fin, il m’a dit qu’il voulait me revoir la semaine suivante, même jour, même heure. Je ne savais pas quoi dire. J’étais terriblement gêné, car je n’avais déjà pas les moyens de m’acheter un bonbon, alors encore moins de me payer des cours de harpe. D’une manière ou d’une autre, j’ai réussi à exposer mes difficultés financières, et il est alors devenu tout rouge et semblait très fâché. « Qui t’a parlé d’argent ! » m’a-t-il dit. « Rendez-vous la semaine prochaine ! ». C’était un ordre, pas une question ! Alberto est resté mon professeur jusqu’à mon départ du Venezuela pour la Colombie en décembre 1963, où je suis parti étudier la médecine. Il ne m’a jamais fait payer le moindre cours.
J’ai commencé les études de médecine à Medellin en Colombie en janvier 1964. Quelques mois plus tard, quelqu’un qui m’avait entendu jouer m’a proposé de me produire à un mariage. C’était mon premier contrat professionnel. L’un des invités du mariage m’a demandé si j’avais des disques à vendre ! J’ai expliqué que c’était mon premier contrat, et que je n’avais jamais rien enregistré. Il m’a donné sa carte de visite et m’a demandé de me rendre à son bureau la semaine suivante. C’était un haut dirigeant de CODISCOS, la plus importante maison de disque en Colombie à cette époque. Je m’y suis rendu et ai joué pour plusieurs dirigeants, et à l’issue de ce rendez-vous, ils m’ont proposé un appartement, plus $200 pour enregistrer un disque. Avec cela, j’ai pu acheter mes livres et faire face à bon nombre de mes dépenses. J’ai écrit à mes parents, les remerciant de l’énorme effort qu’ils faisaient pour m’aider à suivre mes études de médecine. Je leur ai également dit que je pensais que je pouvais payer mes études grâce à ma musique. J’avais dix-sept ans et j’étais le plus jeune de ma classe à l’école de médecine. Le CD a rencontré un vif succès et la maison de disque m’a proposé un contrat d’exclusivité. Entre 1964 et 1980, j’ai enregistré 28 albums en tout, de différents styles de musique : musique traditionnelle de divers pays, musique à danser, musique à écouter, musique des Andes, musique des plaines, deux albums de musique paraguayenne et même du ROCK ‘N ROLL! Et oui, j’ai été le premier harpiste à faire un album de rock ‘n roll, avec notamment « These Boots are Made for Walking », « The Hanky Panky », « Yellow Submarine »… J’étais accompagné par le plus célèbre groupe de rock en Colombie à cette époque, « Los Teenagers. »
J’ai obtenu mon diplôme en médecine en 1970 et j’ai travaillé à la fois en tant que docteur et que harpiste jusqu’à mon départ pour la Californie en 1975. Je souhaitais y poursuivre les études en musicothérapie que j’avais commencées en Colombie. J’ai donc commencé à jouer en Californie et à enseigner également (notamment à la American Harp Society Conference à Albuquerque en 1976). En 1978, ma femme était alors enceinte de notre première fille, je jouais sept jours par semaine et je travaillais cinq jours par semaine au Fairview State Hospital à Costa Mesa. Je trouvais que je n’avais pas assez de temps pour ma famille avec un tel emploi du temps et j’ai donc décidé de me consacrer entièrement à ma famille, et à la harpe.
En 1975, j’ai commencé à enregistrer pour la première fois en solo. Depuis lors, tous mes enregistrements ont été des CDs en solo, mis à part lorsque j’ai accompagné nos filles qui chantaient mes compositions sur mon CD « Los 3 Ortiz », et l’enregistrement de ma Suite Sud-Américaine pour Harpe et Orchestre avec El Paso Symphony.
Un concours de circonstances m’a permis de devenir harpiste soliste, et non au sein de groupes de musique avec d’autres instruments comme souvent en Amérique Latine. Bien sûr, tous les harpistes répètent seuls pendant des heures. Nos traditions harpistiques sont vraiment un héritage traditionnel : apprendre d’oreille, et imiter et suivre les conseils de professeurs qui sont souvent des amis. Au temps de mes premiers cours de harpe au Venezuela (de 1961 à 1963), il n’y avait pas du tout d’école officielle pour apprendre la harpe à Caracas et je pensais qu’il en était de même au Paraguay, au Mexique et dans les autres pays d’Amérique Latine où la harpe est un instrument traditionnel. La radio et la télévision ont apporté la harpe dans tous les foyers, mais toujours dans le format traditionnel de chaque région ou pays, et la harpe y est toujours présentée avec d’autres instruments.
Quand j’ai commencé l’école de médecine en 1964, j’ai vite rencontré d’autres étudiants qui étaient aussi musiciens. J’ai travaillé mon répertoire avec un ami guitariste et nous avons fait quelques concerts ensemble. Mais son emploi du temps est vite devenu compliqué, et j’ai continué à jouer en solo et j’ai réalisé que personne ne me demandait où était le guitariste ! J’ai continué à jouer seul et même si la maison de disque produisait mes albums avec accompagnement, mes concerts étaient en solo. Petit à petit, j’ai appris que jouer en solo me permettait d’avoir plus de possibilités d’expression, parce que je n’avais pas à entrer en compétition avec les autres instruments accompagnateurs, ce qui requiert de jouer très fort par-rapport à la guitare rythmique ou le cuatro, les maracas ou les autres instruments.
Tout au long de ces années à enregistrer pour CODISCOS en Colombie, j’ai joué pour de nombreux événements privés, toujours en solo. C’est lorsque j’ai déménagé aux Etats-Unis en 1975 que j’ai appris que je pouvais produire mes propres enregistrements et c’est alors que j’ai enregistré un album solo pour la première fois. Pour autant que je le sache, j’étais le premier harpiste sud-américain à jouer en solo professionnellement. Encore aujourd’hui, il n’y a que peu de harpistes sud-américains qui jouent en solo et le modèle le plus répandu reste la harpe avec d’autres instruments.
J’ai commencé à composer très tôt dans ma carrière. Au début, je créais des pièces qui suivaient des formules rythmiques traditionnelles originaires de divers pays, mais petit à petit, j’ai commencé à composer des pièces qui avaient une forme plus flexible, même si souvent elles incluaient des systèmes rythmiques traditionnels. Cela a ajouté une grande variété d’influences de rythmes sud-américains dans le répertoire pour harpe à pédales. C’est justement ce répertoire classique avec des racines sud-américaines que je vais interpréter à Marseille.
Je pense qu’il est important que tous les harpistes aiment jouer tous les styles de musique traditionnelle d’Amérique Latine en solo. Le stage que j’animerai à Marseille permettra d’explorer divers styles, mais également des effets spéciaux amusants que nous pouvons utiliser non seulement dans la musique latino-américaine, mais également dans tous les autres styles de musique, et, bien sûr, dans nos compositions personnelles !
Tous les motifs rythmiques, les effets spéciaux et la musique que j’aborderai lors de ce stage à Marseille peuvent être jouer sur toutes les harpes. Bien sûr, il est amusant d’avoir d’autres types de harpe comme la harpe llanera ou la harpe paraguayenne. Mais mes stages ne s’adressent pas à un type de harpiste en particulier, ils sont ouverts à tous. J’ai une harpe à pédales à la maison, et des professionnels, enseignants et étudiants jouant sur tous les types de harpes possibles viennent apprendre avec moi. Alors… VENEZ VOUS AMUSER AVEC MOI LORS DE CE STAGE ! »