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Le tombeau de Debussy : répertoire pour flûte, alto et harpe
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16 juin, 2019
Jamais vous ne trouverez sur le Blog Camac un commentaire négatif sur un morceau spécialement commandé par, ou composé pour, un fabricant de harpes. Ces collaborations sont essentielles à l’évolution du répertoire, et plus la qualité d’un instrument sera grande, plus les artistes souhaiteront l’utiliser et plus les compositeurs seront motivés pour leur écrire de nouvelles pièces. Inversement, les grands artistes qui magnifient la musique inspirent les luthiers. Ils les poussent à perfectionner leurs instruments, créant ainsi un cercle vertueux.
La fin du dix-neuvième siècle, époque où la harpe développe toute ses possibilités chromatiques, offre sans doute la meilleure illustration de cette dynamique.
“Les Danses” de Debussy furent par exemple commandées par Pleyel, pour mettre en valeur sa nouvelle invention, la harpe chromatique à cordes croisées. En riposte, Erard demanda à Ravel le dorénavant célèbrissime “Introduction et Allegro” pour sa harpe à double mouvement. Ainsi va le monde créatif : développements commercial et artistique se nourrissent l’un de l’autre depuis la nuit des temps.
La sonate de Debussy pour flûte, alto et harpe L. 137 ne fut pourtant, elle, commandée par aucun luthier… ni par personne d’autre. Au soir de son existence, Debussy se lance dans une série de six sonates pour divers instruments, fortement inspiré par le clavecin baroque français. Nous sommes en 1914 et Debussy se remet tout juste d’une période de paralysie créative. Sa musique devient alors épurée, méticuleuse, signe avant-gardiste du Néoclassicisme – style extrêmement influent pendant l’entre-deux-guerres.
Debussy a souvent été qualifié d’impressionniste mais ce terme ne lui a jamais plu. Il ne ne se gênait pas pour qualifier ses adeptes “d’imbéciles”, particulièrement lorsqu’il était employé par des critiques. Quel que soit le sens que recouvre ce mot, il est souvent associé aux premières œuvres luxuriantes de Debussy. On sentait alors infuser les lumières et les sons exotiques qui l’avaient tant impressionné à l’exposition universelle de 1889 à Paris.
L’atmosphère de la “Sonate en trio” est au contraire loin d’être festive. L’œuvre est “affreusement mélancolique”, selon les propres mots du créateur qui ajoutait : “et je ne sais pas si l’on doit en rire ou en pleurer”.
Il serait ainsi regrettable, dans un programme autour de cette œuvre, de ne vouloir faire ressortir que la rencontre, aussi inattendue soit-elle, entre les timbres de la harpe et ceux de l’alto et de la flûte. Vous aurez tout le loisir de céder à cette tentation à d’autres occasions. Ici, pourquoi ne pas plutôt approfondir la tonalité si particulière du morceau, typique du style fin-de-siècle, véritable kaléidoscope artistique ?
C’est exactement le pari d’Anneleen Lenaerts, dans son concert intitulé “Autour de Debussy” qui a eu lieu à l’auditorium du Louvre le 21 mars dernier. Nous sommes, à ce propos, très fiers de lui avoir prêté pour l’occasion une harpe, aux côtés d’Adam Walker (flûte) et de Timothy Ridout (alto). Anneleen a présenté au public des œuvres originales ou adaptées pour cette formation instrumentale inattendue.
Ils ont ainsi interprété le “Trio élégiaque pour flûte, alto et harpe”, du compositeur Arnold Bax. Malgré les résonances entre ce morceau et la Sonate de Debussy, il semble chronologiquement impossible que Bax ait pu l’entendre avant d’écrire la sienne, leurs dates de créations respectives étant trop proches. A travers son “Trio élégiaque”, il fait surtout écho à des heures sombres de la politique : l’insurrection de Pâques en Irlande pendant l’année 1916. Ce morceau est un hommage à ses amis tués ou emprisonnés pendant ce soulèvement.
Autre oeuvre au programme du concert, la “Sonatine en trio” de Maurice Ravel, dans la transcription de Salzedo (1903 -1905), qui fut l’occasion de faire une autre évocation néo-classique de la grâce et la pureté du monde antique (particulièrement dans le second mouvement du menuet).
Quant au choix de “And Then I Knew ‘Twas Wind” de Tōru Takemitsu (1992), c’est un hommage direct, cette fois-ci, à la “Sonate de Debussy” comme l’explique Takemitsu lui même : “Je suis autodidacte mais Debussy est mon véritable maître”. Ce trio laisse entendre le vent, et crée à travers lui une atmosphère spirituelle. Pour la petite histoire, le compositeur japonais a tiré son titre du poème d’Emily Dickinson “Like Rain It Sounded Till It Curved”.
Si vous manquez d’inspiration pour composer un programme en trio autour de l’œuvre de Debussy, nous vous recommandons le répertoire que Gérard Chenuet a réalisé pour l’ensemble Mélusine, le trio flûte, alto et harpe de Véronique Chenuet.
Gérard Chenuet a magnifiquement réussi à retranscrire l’effervescence musicale de la Vienne d’avant-guerre. A cette époque, cette ville et Paris vivent toutes deux la mort du Romantisme, mais de façon très différente. Gérard Chenuet parvient à faire entendre ces variations artistiques dans sa retranscription d’œuvres d’Alexander Zemlinsky. “Käferlied » (La chanson du scarabée), extraite de “Fantasien über Gedichte von Richard Dehmel” Op. 9, rappelle fortement Brahms, tandis que « Der Wasserman » extrait des “Vier Balladen” (Quatre ballades) est une œuvre de jeunesse inspirée par un poème de Justinus Kerner.
De nombreux autres compositeurs écrivaient également pendant cette période bouillonnante du début du XXe siècle. Tous nous offrent une fenêtre ouverte sur cette période complexe. Si Bax ou Takemitsu sont techniquement plus délicats, les œuvres d’Ernesto Nazareth, et de Manuel de Falla, dans leurs élégants styles brésiliens et espagnols sont très intéressantes. Debussy était d’ailleurs éperdument attiré par la musique espagnole, comme en témoignent ”La sérénade interrompue”, “Estampes” ou “Images”.
Et pour aller encore plus loin, signalons aussi les œuvres de Frank Bridge (1879 – 1941), également transcrites par Gérard Chenuet. Frank Bridge y décrit des figures variées de personnages féminins : Rosemary et Columbine dans “Three Pieces”, Nicolette dans “Vignettes de Marseille no. 2”, et Princess dans “The Fairy Tale Suite”. Les pièces de Mel (Melanie) Bonis (1851 – 1941) sont également inspirées d’héroïnes de légende telles que Desdemona, Phoebé ou Viviane. Gérard Chenuet propose également un arrangement de pièces plus légères, les “Valses-Caprices” et “Le Moustique”.